Présentation :
Cerebus est une BD canadienne, en anglais, auto-éditée par son auteur Dave Sim, entre 1978 et 2003. Etant donné la richesse exceptionnelle de cette BD, le bref dossier qui va suivre n’est bien sûr qu’une simple introduction, une vision partielle et subjective de l’œuvre.
Le personnage principal est un oryctérope nommé Cerebus. En anglais, oryctérope s’écrit 'aardvark', et ce mot est connu pour être le premier mot véritable du dictionnaire. De là à se demander comment Dave Sim a procédé pour trouver son personnage, il n’y a qu’un pas. De même, ‘Cerebus’ serait à l’origine, une coquille orthographique non intentionnelle du nom propre ‘Cerberus’ (Cerbère). Cerebus était publié mensuellement sous forme de comics, mais il est nettement préférable de découvrir ce chef d’œuvre méconnu de la BD en recueil, les fameux « phonebooks » de plusieurs centaines de pages. La BD elle-même est en noir et blanc, et elle n’a jamais été traduite en français, ni même en quoi que ce soit d’autre pour ce que j’en sais. Par ailleurs l’œuvre est si complexe, touffue et empreinte de multiples références historiques, littéraires, philosophiques et politiques que je plains celui ou celle qui osera ne serait ce qu’un début de tentative de traduction. Les fans anglophones eux même en sont encore à essayer de décrypter ce que certains épisodes veulent dire, car Dave Sim semblait avoir peur de rendre certaines choses trop lisibles, trop évidentes. Résultat, c’est parfois carrément obscur. En ce qui concerne l’anglais, il s’agit d’un anglais littéraire et recherché. Dave Sim adore également reproduire phonétiquement les accents divers et variés ainsi que le l’argot, histoire d’être sûr qu’aucun lecteur étranger ne ressorte sain d’esprit d’une lecture de son œuvre ;-). Enfin, il parsème littéralement ses pages de gros pavés de textes à lire (un peu comme dans Watchmen), le genre qui vous fait dire « non, putain, faut vraiment que je lise tout ça ? », histoire de vous décourager encore plus.
Si tout ça ne vous a pas fait trop peur, vous pouvez continuer à lire l’exposé, car il s’agit tout simplement d’une des meilleures BD de tous les temps.
L’auteur :
Dave Sim a commencé à dessiner Cerebus comme une simple parodie mensuelle de Conan le barbare. A l’époque, Dave Sim était, comme tout auteur de BD qui se respecte, vaguement de gauche, féministe et drogué. Après un trip un peu fort en LSD, il se fait interner pendant quatre jours et conçoit le projet assez délirant de continuer les aventures de Cerebus jusqu’au numéro 300 (soit 25 ans sur la même BD tout de même), en auto-édition, le but étant que l’œuvre elle-même soit auto-financée, c'est-à-dire que seuls le manque d’intérêt des lecteurs ou une subite dépression de l’auteur aurait pu arrêter l’aventure (pour employer un terme de real-TV). Et Dave Sim tint son pari. Les ventes furent toujours suffisantes pour continuer, année après année, à dessiner inlassablement, avec pour seul patron éditorial sa propre conscience, et ce jusqu’en 2003, date du dernier numéro.
Au bout de quelques numéros, Dave Sim fit appel à Gerhard pour dessiner les décors, ce qui lui permit de se concentrer plus en avant sur l’histoire et surtout la préparation de l’histoire. Suite à l’idée d’Alan Moore de mettre des notes à la fin de From Hell, Dave Sim fit la même chose à la fin des derniers ‘phonebooks’, ce qui lui permit de s’exprimer sur de très nombreux sujet annexes, mais ce qui permit surtout au lecteur de se rendre compte à quel point Dave Sim s’investissait dans son travail, que ce soit au niveau des recherches préparatoires ou du dessin. Au fil du temps, Dave Sim se raidit, il passa progressivement de « de gauche » à « ultra-conservateur », de « athée » à « croyant » et de « féministe ou apparenté » à « anti-féministe forcené ». Son anti-féminisme surtout, fit tâche d’huile à partir du très fameux numéro 186, qui contient en annexe un texte violent et lourd sur l’opposition hommes/femmes (je résume). Cerebus – qui contient pourtant les personnages féminins les plus fouillés que j’ai pu lire en BD, en particulier Astoria et Jaka – était jusqu’alors une série avec un lectorat féminin très important comparé aux séries de super-héros classiques. A partir du numéro 186, c’était fini. Dave Sim enfoncera le clou quelques années après avec Tangent, un brûlot anti-féministe, anti-femmes et anti-hommes féministes. Dave Sim considère l’homme comme un être doué de raison par opposition à la femme, être émotionnel, incapable de se maîtriser et qu’il est convenable de baffer de temps en temps quand vraiment elle ne veut pas entendre raison. Dave Sim considère également que la femme a pris le pouvoir dans nos sociétés occidentales eut égard aux nombreux exemples de discrimination positive que l’on rencontre partout. Vous pouvez lire Tangent ici pour vous faire une idée. Attention, c’est en anglais, et c’est assez mal écrit contrairement à Cerebus, le texte est quasi illisible tant il multiplie les parenthèses et les digressions. Si tout cela ne vous a toujours pas découragé, on peut passer à l’œuvre elle-même tome par tome, qui est, je le répète, une des BD les plus riches de tous les temps.
Phonebook 1 : Cerebus
S’il n’y en a qu’un que vous ne devez pas lire, ce doit être celui-là. Dave Sim se cherche, les dessins sont loin d’être à la hauteur, et si chaque historiette se suit sans déplaisir, ça n’a rien de fracassant. Néanmoins, l’univers Cerebus se forme petit à petit. Certains personnages récurrents et très intéressants apparaissent ici pour la première fois (Dave Sim aime bien faire apparaître des personnages réels, caricaturaux au sens physique et comportamental : ici Groucho Marx, puissant homme de pouvoir, qui gouverne avec tout le non-sens dont serait capable le groucho Marx réel), et le graphisme s’améliore de page en page, un peu comme celui de Lewis Trondheim au cours de son célèbre Lapinot et les carottes de Patagonie. Important donc à lire une fois qu’on est devenu accro, mais ne surtout pas commencer par ce tome là.
Phonebook 2 : High Society (585 pages)
1413, dans un monde d’heroic fantasy imaginaire. Après quelques imbroglios hilarants au cours desquels Cerebus organise son propre kidnapping afin de toucher lui-même la rançon, Cerebus se fait aider d’Astoria pour devenir riche, puis premier ministre. Le déroulement de la campagne électorale, la toute puissance du pouvoir et la perte de celui-ci sont dépeints avec un humour constant et une précision hors du commun. Jamais la politique n’avait été à ce point captivante. Apparition du récurrent The Roach en parodie de super-héros. Cerebus à ce stade, est encore un être relativement intelligent et vif d’esprit. Au cours des volumes de cette saga, il deviendra de plus en plus primaire et borné.
C’est le volume que j’ai lu en premier (vers 1998) et j’ai tout de suite vu qu’il s’agissait d’une BD hors du commun, par son propos, par ses expériences narratives et graphiques et par son humour. Le style de dessin (associé au noir et blanc) peut rebuter les plus habitués des splendeurs visuelles photoshopées, mais on s’y habitue vite. Dans ce tome, Dave Sim fait encore tout tout seul, dessin des personnages, des décors, scénarios, dialogues etc…
Phonebook 3 : Church and State 1 (592 pages)
Déchu de son poste de premier ministre, Cerebus se retrouve du jour au lendemain en tête de liste des nominations pour devenir Pape (ce qui prend 250 pages tout de même). Ceux qui le soutiennent espèrent en faire une marionnette, mais ils apprendront vite qu’avec Cerebus, il est impossible de prévoir quoi que ce soit. Cerebus goûte donc à nouveau au plaisir et aux déconvenues d’un pouvoir encore plus absolu. Toujours beaucoup d’humour apportés par de nombreux et complexes personnages secondaires, dont la vieille et hilarante Mrs. Henrot-Gutch, ainsi que la parodie de Wolwerine, toujours via le personnage de The Roach dont on découvre « Les origines » en tant que ‘Captain Coakroach’. A la fin du volume, Cerebus est aux prises avec un géant qui ressemble à La Chose des 4 fantastiques et se fait littéralement éjecter de son palais.
Phonebook 4 : Church and State 2 (624 pages)
Au cours des 155 premières pages, Cerebus prend sa revanche sur le Géant “La Chose”, avec au passage une apparition de Mick Jagger et une parodie à mourir de rire du Dark Knight de Frank Miller, le roach se transformant en « Secret Sacred Wars Roach » avec le costume noir de Spider-man. Le reste du volume est beaucoup plus sombre, avec l’ascension de la Tour Noire et la rencontre – sur la Lune – du Juge qui lui prédit qu’il mourra « alone, unloved and unmourned ». Ces deux volumes de « Church and State » représentent l’apogée du style « classique » de Cerebus, fait d’un mélange d’humour, de thèmes ‘heroic fantasy » très poussés (magie omniprésente, êtres maléfiques, voyages dans des « sphères » parallèles au monde normal etc) et d’histoires politiques complexes (voir par exemple le système de nomination des Papes…). A partir de ce volume, Dave Sim ne travaille plus seul, il est aidé par Gerhard pour les décors, ce qui donne à Cerebus une splendeur visuelle dans un style « gravure, rayures et clairs obscurs » qui fait penser à Bernie Wrightson.
Phonebook 5 : Jaka’s Story (484 pages)
Après son retour de la Lune, Cerebus n’est plus Pape. Le pouvoir en place est une dictature matriarcale autoritaire menée par Cirin. Cerebus trouve refuge chez Jaka et son mari Rick, Jaka étant le seul vrai amour de Cerebus, au sens romantique du terme. Jaka est apparue sporadiquement dans tous les volumes précédents, mais sans qu’elle tienne une place prépondérante. Jaka’s Story marque une rupture dans le style Cerebus. Dave Sim s’attache à décrire le quotidien presque tranquille d’un couple presque normal troublé par l’apparition de Cerebus. Plus de magie, plus de trucs « heroic fantasy », plus de parodie de superhéros, même si les irruptions de personnages réels continuent (ici Oscar Wilde et Margaret Thatcher).
Phonebook 6 : Melmoth (250 pages)
Cerebus est en état quasi-cataleptique après avoir découvert la disparition de Jaka à la fin de Jaka’s Story. Ce volume est un premier indice du trouble que peut apporter parfois une trop grande liberté accordée à un auteur. Dave Sim est en auto-édition et peut donc faire ce qu’il veut. Il en a à ce stade, clairement un peu marre de ne faire que du Cerebus et préfère raconter à sa façon les derniers jours de l’écrivain Oscar Wilde, tout en continuant à montrer en parallèle les changements de société introduits par le régime Ciriniste. La parenthèse est brève, mais désarçonnante, le lecteur n’est pas habitué à lire des biographies d’auteur littéraire en BD, fussent elles imbriquées au sein de leur BD favorite. Le dernier épisode, avec le réveil de Cerebus, est à la fois une libération violente pour Cerebus (initiation d’un bain de sang à venir) et une libération pour le lecteur. Que faut il penser de ce volume ? Quel éditeur accepterait ce type de parenthèse dans une série régulière ? C’est ce qui fait à la fois le charme et l’irritation propre à Cerebus, car l’auteur gardera par la suite l’habitude de désarçonner régulièrement ses fans.
Phonebook 7 : Flight (245 pages)
C’est le grand retour du Cerebus « classique » qui montre que Cerebus malgré sa petite taille est un guerrier hors pair. La première partie de cet album est en effet un immense carnage de Cerebus et son épée face aux soldates Cirinistes avec une appréciable aide du tordant ‘Punisherroach’ qui entame le combat avec ses arbalètes semi-automatique et ce cri du cœur : « All right you stinking lezbos, let’s boogie ! ». Outre ce retour à la parodie de superhéros, c’est également le retour des thèmes ‘héroic fantasy’ de sa magie et des voyages de sphères à sphères. Une pure jubilation, dans laquelle Dave Sim expérimente de plus en plus la dilatation du temps, l’étirement sur un grand nombre de page d’actions et d’évènements relativement courts, de façon semble t-il à se rapprocher du « temps réel » du lecteur.
Phonebook 8 : Women (245 pages)
Cirin, Astoria et Cerebus cherchent tous depuis le début à réussir l’Ascension, c'est-à-dire littéralement une ascension physique à travers les cieux pour rencontrer Tarim, le Créateur. Au cours des péripéties de ce volume, chacun des trois protagonistes, ainsi que le mythique Suenteus Po convergent vers le palais Papal où doit avoir lieu l’ascension. Un phonebook assez décousu et au final assez peu mémorable, à part la fameuse parodie du Sandman de Neil Gaiman.
Phonebook 9 : Reads (245 pages)
Un volume qui porte bien son nom de par la quantité de texte à lire. En parallèle, Cerebus et Cirin combattent à mort pour savoir qui aura le privilège de participer à l’Ascension. Le combat est dilaté à l’extrême, chaque mouvement, chaque geste, chaque regard est rendu par le nombre de cases nécessaires pour vivre l’action à 100%. Cerebus, couvert de sang et Cirin, mal en point également, finissent par se retrouver tous deux sur un trône qui décolle et file à vitesse grand V vers l’espace. Ce tome se conclut sur le fameux texte misogyne du numéro 186 marquant la rupture avec une grande partie de son lectorat. Indépendemment de son point de vue sujet à controverse, Reads est à nouveau un exemple de ce qui peut arriver quand un auteur est laissé en roue libre totale sans contrainte éditoriale : la plupart des textes de Reads n’ont qu’un rapport très lointain avec l’histoire même de Cerebus, ce qui est au mieux intriguant, au pire, le symptôme d’un auteur qui n’écrit plus que pour lui-même. Néanmoins, ce combat entre cerebus et Cirin, formidable et émouvant à la fois parce qu’il concerne des personnages mis en place depuis des centaines et des centaines de pages est l’un des temps fort de Cerebus.
Phonebook 10 : Minds (285 pages)
Le volume qui raconte cette fameuse ascension et la rencontre avec Tarim le créateur. Cette fameuse rencontre fut aussi l’objet d’une certaine déception parmi les fans que la mégalomanie de l’auteur commençait à exaspérer, car, sans vouloir faire spécifiquement de spoiler, il n’est guère difficile de deviner qui, un auteur de BD sans contrainte éditoriale sera tenté de personnifier en tant que Créateur de son personnage de papier. Ainsi l’irruption du monde réel, même de façon indirecte, dans ce monde de moins en moins ‘heroic fantasy’ est à nouveau de nature à désarçonner les moins ouverts d’esprit. Un épisode néanmoins mémorable et très éclairant du point de vue de l’auteur sur l’horreur du personnage de Cerebus.