Voici un entretien avec Sergio Leone paru dans Libération du mardi 2 mai 1989 à l’occasion de sa mort le week-end précédent. L’entretien a eu lieu six mois auparavant, à Cannes. L’entretien est reproduit tel quel, erreurs grossières comprises. Il n'apportera rien à ceux qui connaissent le bouquin de Simsolo, mais il donne une bonne vision du personnage Leone.
«Libération - Revendiquez-vous la paternité du « spaghetti-western » ?
SERGIO LEONE. – Je vais d’abord vous dire une chose qui m’énerve depuis vingt-cinq ans. Ce mot de « spaghetti-western », c’est un des plus cons que j’ai entendu de toute ma vie. J’ai demandé un jour à Kubrick si Spartacus lui avait valu l’appellation d’ « hamburger-pizza ». Au début, j’ai cru très sincèrement que le mot avait été inventé, par dérision, par des étrangers s’imaginant qu’à la place du lasso, les films de cow-boys italiens utilisaient des kilomètres de spaghettis.
Libération – Quand sort, sur les écrans dans l’Italie de 1964, votre premier « western », Pour une poignée de dollars, ce n’est pas le premier du genre ?
S.L. – Certainement pas. Il y en a eu une bonne vingtaine auparavant. La mode est arrivée d’Allemagne en raison des bouquins de Karl May qui, bien que n’ayant jamais mis les pieds outre-Atlantique, connaissait les Etats-Unis géographiquement sur le bout des doigts. Il y a donc eu ces petits films de « Winnetou » avec Pierre Brice et Lex Barker qui ont bien marché…
Libération - … et que les producteurs italiens ont décidé de transplanter chez eux…
S.L. – A l’époque, la Titanus qui était la plus grande société de productions frôlait la faillite. En raison des coûts de fabrication insensés et des échecs désastreux du Guépard et de Sodome et Gomorrhe. Le péplum était mort. Le western le remplaça comme filon.
Libération – Le péplum, c’était l’histoire de Rome et de l’Italie. Mais le western, c’était piqué à une histoire qui n’était pas la vôtre ?
S.L. – En 1964, il y avait belle lurette que le western avait débordé le cadre des Etats-Unis pour toucher au mythe. Les Japonais en tournaient. J’ai conçu moi aussi l’idée de transposer un sujet américain en Italie. Et mon désir initial était de passer du drame à la comédie. Tout le monde dit beaucoup de conneries. Plus qu’au western, je pensais à Goldoni et à sa pièce Arlequin valet de deux maîtres. Je voulais mettre en scène, en fait, l’histoire d’un personnage se vendant à deux autres en même temps et les montant l’un contre l’autre.
Libération – Vous êtes sûr de n’avoir rien piqué à personne d’autre ?
S.L. – Si. A Homère qui fut, avant la lettre, le plus grand écrivain de western. Ne montrant que des individualistes forcenés. Et au néo-réalisme. Mon cinéma est né avec.
Libération – Vous avez débuté comme assistant de Carmine Gallone et de Vittorio de Sica…
S.L. – J’ai débuté dans le cinéma en 1947. A 18 ans. Comme assistant gratuit de Gallone sur des films d’opéra qui me rasaient. Ensuite, j’ai travaillé avec de Sica pour Le Voleur de bicyclette. Un jour, nous étions en panne car la pluie empêchait de tourner la scène écrite et prévue. Vittorio m’a demandé de trouver des vestes de curé, histoire de meubler le temps. C’est ainsi que j’ai fais un passage. C’est ainsi surtout que je me suis formé en apprenant mon métier sur le tas et sur le plateau des grands cinéastes italiens. J’ai fais près de 60 films avec Camerini, Blasetti, Comencini et je me suis empressé de faire le contraire de ce qui m’avait été appris.
Libération –Avant de tourner votre premier film, vous avez commencé par remplacer quelques réalisateurs…
S.L. – J’ai travaillé, parfois, avec de tels incompétents dont vous ne pourriez pas même imaginer la bêtise, qu’il fallait bien faire quelque chose. Mon premier vrai travail, ce fut les Derniers Jours de Pompéi. Le metteur en scène, Mario Bonnard tomba gravement malade pendant le tournage et je l’ai remplacé pour finir le film mais en respectant toutes ses indications, ce qui justifie pleinement le générique « un film de Mario Bonnard réalisé par Sergio Leone ». Mais cela ne m’intéressait guère. J’étais en 1960 l’assistant le plus cher et le mieux payé de Cinecitta.
Libération –Avec Le Colosse de Rhodes, votre premier film, vous avez bien fini par sauter le pas…
S.L. - Le Colosse de Rhodes fut pour moi une besogne alimentaire. En 1960, je me suis marié, j’avais besoin d’argent, j’ai accepté cette comédie sur le péplum et je me suis vraiment amusé. En faisant systématiquement le contraire de ce qu’il fallait faire. Même Georges Marchal et Léa Massari, c’était l’opposé de ce que je voulais. Mais le drame fut que le film marchât très fort. J’ai refusé tout ce qu’on me proposait pendant trois ans, à commencer par une floppée de Maciste. Pour écrire des scénarios.
Libération – En vous battant, entre-temps, avec Robert Aldrich pour Sodome et Gomorrhe que vous avez co-réalisé.
S.L. – J’étais, sur ce film, réalisateur de seconde équipe. Et j’ai effectivement passé mon temps, sur le plateau, à me batailler avec Aldrich qui était un vrai gangster. Il voulait produire le film. Lombardo, qui était le producteur italien, n’a pas voulu. Du coup, furax, Aldrich qui était payé à la semaine a fait durer le tournage pendant deux ans. J’ai, pour ma part, réalisé la bataille ainsi que les séquences du camp nomade et de la procession des Juifs. Avec mille cavaliers marocains à Ouarzazatte. En quinze jours. Pas plus pas moins. Le vrai film était « off ». J’ai d’ailleurs télégraphié à Lombardo en lui disant de venir avec une mitraillette. Ne parle pas, tire dans le tas, ils sont tous en train de te ruiner.
Libération – Un que vous n’avez pas ruiné, c’est le producteur de Pour une poignée de dollars…
S.L. – Lorsque j’ai entrepris le tournage de Pour une poignée de dollars, en 1964, c’était la crise totale dans le cinéma italien. J’avais écrit le scénario en six semaines en pensant à Arlequin et, bien sûr, au western hollywoodien.
Libération – A la différence près que, dans le vôtre, hormis la présence de la comédienne marianne Koch, il n’y a pas l’ombre d’une femme…
S.L. – L’idée de supprimer les femmes dans mon film m’est venue en voyant Règlements de comptes à OK Corral où je ne comprenais pas ce que venait foutre Rhonda Fleming. Quand le type partait, elle était à la fenêtre pour lui faire des signes. Quand il revenait, pareil. Chaque fois qu’on la voyait, cela foutait en l’air tout le rythme du film sans la moindre raison d’être. Je n’ai donc pas voulu de femme sinon Marianne Koch qui s’est trouvée propulsée là en raison de la coproduction avec l’Allemagne. Je lui avais dis qu’elle n’aurait qu’un petit rôle de trois jours mais qu’elle serait la seule femme de l’histoire. Elle a été un peu star en Allemagne.
Libération – Pourtant personne n’aurait misé la moindre lire sur vous…
S.L. Effectivement. Le plus grand exploitant de Sorrente qui gérait cinquante salles m’a dit : « Vous avez fait un chef-d’œuvre mais pourquoi ne pas avoir mis de femme là-dedans. Ce western ne fera pas un sou ! » Je lui ai dit que je n’en avais rien à foutre. Alors il l’a sorti dans une seule salle minable qui avait tout d’un couloir, en plein été, sans la moindre pub. Le premier vendredi, il a fait 500 000 lires de recettes, le samedi 700 000. Le dimanche 900 000. Et le lundi 1200 000. Ce qui établit un record dans l’histoire du cinéma italien. 40 milliards de lires aujourd’hui !
Libération – Le secret de sa réussite repose sur cette fascination détournée des mythes westerniens…
S.L. – Je suis né et j’ai été élevé dans une période où le fascisme à l’italienne régnait en maître. Et lorsque j’étais gosse, les films et les livres américains étaient interdits. Je ne pouvais donc lire Chandler ou Fitzgerald. Voir Ford ou Walsh. J’en ai conçu une image sublimée. Et lorsque j’ai eu l’idée de cette venue sur terre de l’archange Gabriel (ce qui est pour moi le vrai sujet de Pour une poignée de dollars) faisant justice et s’en allant, je l’ai naturellement habillé, si j’ose dire, à l’américaine. En tournant en Espagne, à l’exception de scènes d’intérieur en Italie.
Libération – Vous avez découvert Clint Eastwood dans une série de télé à bon marché…
S.L. – A l’origine, je voulais James Coburn qui valait alors 25 000 dollars et que les producteurs m’ont refusé en voulant m’imposer Richard Harrison, un acteur de péplum. J’ai dit « jamais de la vie » et tenté d’obtenir Henry Fonda qui valait 50 000 dollars. Charles Bronson a refusé. Et j’ai vu une photo de Clint qui jouait dans Rawhide une série télé nulle dont il n’était pas le héros. Il avait 34 ans et ne me plaisait pas tellement. Son visage était celui d’un bébé. C’est pourquoi je l’ai affublé d’une barbe, d’un cigare et d’un poncho. Je m’étais décidé après l’avoir vu dans l’épisode de la série qui s’appelait le Mouton noir où il ne parlait jamais, se montrait très fatigué et ne marchait qu’avec paresse. Dans la vie, il était vraiment comme ça. Avec ses deux mètres, il faisait des siestes, pendant les pauses, dans une minuscule Fiat 500. Nous nous sommes un peu fâchés par la suite. Il râlait car j’avais engagé pour la suite Eli Wallach et pour le troisième re-Wallach et Lee Van Cleef. Je lui avais dit « tu es con, car ils t’apportent la soupe ! ». Il a fini par le reconnaître en venant me voir sur le tournage d’Il était une fois en Amérique.
Libération – Et Lee Van Cleef, vous l’avez complètement remis en selle…
S.L. – C’est une histoire incroyable. Je devais, pour le Bon, la Brute et le Truand avoir Lee Marvin. Nous devions tourner un lundi. Le vendredi qui précède, il ramasse l’oscar pour Cat Ballou et annule son contrat. Je pars immédiatement pour Los Angeles avec un annuaire de comédiens américains où je trouve une vieille photo de lui sur laquelle il avait l’air d’un coiffeur sicilien. Je me souvenais surtout de l’avoir vu dans Bravados et Le train sifflera trois fois. Je le voulais. A Hollywood, plus personne ne le connaissait. Son agent ne l’avait pas vu depuis deux ans, moment où il était entré en clinique de désintoxication. On l’a retrouvé le dimanche matin. Il était devenu peintre et ressemblait, plus vrai que nature, à Van Gogh. Il m’a raconté qu’il ne pouvait venir car il avait pour 300 dollars de tableaux à livrer. Je lui ai offert 15 000 dollars. Il a pris l’avion avec moi le soir même.
Libération – Il était une fois dans l’Ouest est un film que vous ne vouliez pas tourner…
S.L. – Je voulais faire Il était une fois en Amérique tout de suite après le Bon. On me l’a refusé et je me suis retrouvé embarqué dans l’Ouest où, pour me venger, j’avais décidé de réunir tous les lieux communs du western. La pute, le vengeur, l’homme d’affaires, le bandit romantique, le salaud. J’ai écris le scénario en dix jours. Et dans mon esprit, ce fut le début d’un autre triptyque qui, s’ouvrait avec le chariot de Cardinale brinquebalant dans Monument Valley, se poursuivait avec Il était une fois la Révolution, censé se dérouler trente ans après. Je voulais uniquement produire. Bogdanovitch devait réaliser mais ce type était tellement con que je l’ai fais remplacer par Sam Peckinpah mon copain. Dans Mon nom est Personne que j’ai produit, un des bandits porte son nom. Mais, hélas, Rod Steiger et James Coburn, qui avaient été engagés, ont demandé que je réalise. Ils ont même réduit leur cachet pour m’y obliger. De 750 000 dollars à 250 000. C’était une manœuvre d’United Artists. Je leur ai dit d’accord mais j’écrirai vos scènes la nuit et ne les donnerai qu’au matin. J’ai tenu parole.
Après il y a eu, pour clore ce second volet, Il était une fois en Amérique. Puis la Bataille de Lenningrad en projet. Mais ce sont de longues histoires dont l’une est encore à écrire. J’ai du temps devant moi et aussi les coudées franches. Ce sera le meilleur de mes films. Je ne l’espère pas : j’en suis sûr.
Propos recueillis par Henry-Jean SERVAT»