samedi 30 janvier 2016

La Piste des Géants



Quatre-vingt cinq ans séparent ce western des Huit salopards de TarantinoQuatre-vingt cinq ans, et si peu en commun à part un grand nombre de chapeaux et une certaine propension à vouloir trucider son prochain. Premier grand western parlant à se vouloir épique et grandiose sur un passage héroïque de l'histoire américaine, The Big Trail suit les traces de monuments du cinéma muet que sont The Covered Wagon (James Cruz), Pony Express (James Cruz) et Le Cheval de Fer (John Ford), mais il n'aura pas, semble-t-il, le succès de ces derniers. Racontant, comme The Covered Wagon, le long voyage des colons dans leurs chariots bâchés, The Big Trail ne lésine absolument pas sur les moyens mis en oeuvre, que ce soit la figuration, les grands espaces, le matériel ou les péripéties. En plus des méchants et des indiens, les gentils colons doivent lutter contre les éléments, neige, boue, rivières à traverser. Il semblerait que les équipes de tournage aient cherché à réellement tourner sur les lieux mêmes empruntés par les migrants de l'époque. Un réel tour de force pour ce film grandiose à la hauteur de sa réputation. Certaines scènes forcent l'admiration aujourd'hui, telle cette descente de chariots le long d'une falaise avec palans et grosses cordes. On voit les chariots descendre, petit à petit, et ce plan large est déjà incroyable en soi. Même pendant les dialogues entre les protagonistes qui ont fini de descendre, le reste des chariots continue de descendre doucement dans le fond. Et ce n'est pas une toile peinte, ça bouge vraiment. Là où de nos jours, le réalisateur confierait son film à deux ou trois graphistes pour torcher un arrière plan potable, Raoul Walsh était obligé de planifier en grand, de prévoir plusieurs équipes sans doute pour filmer tous les plans en même temps, pendant la descente réelle des chariots. Sans doute très rare, voire impensable de nos jours. De même, l'incroyable richesse de la ville de départ, avec son bateau à roue, son improbable bric à brac sur les quais et dans les rues, sa vie grouillante dans chaque recoin de l'image: tout cela est vrai, Raoul Walsh n'avait pas le loisir de retravailler tout ça en post-prod, de supprimer tel figurant mal placé, de changer la balance des blancs du ciel non raccord avec celle du plan d'avant. Comme le travail des ingénieurs d'antan qui construisaient ponts et fusées sans ordinateur impressionne les ingénieurs d'aujourd'hui, assistés par des simulateurs de tout poil, il en sera bientôt de même pour le travail des cinéastes d'autrefois, qui impressionnera les cinéastes du futur, quand ils auront tout oublié des techniques de l'époque. Ce film, qui raconte l'histoire des pionniers des Etats-Unis, deviendra bientôt également un témoignage des pionniers du cinéma, quand on aura totalement oublié comment se faisait un film sans l'aide du numérique. 
Pour un film de 1930, le son est également très bien exploité, tel ce bébé qu'on entend pleurer hors-champ, au début du film. La technique balbutiait à peine, mais Walsh et son équipe avaient déjà intégré le fait que le spectateur serait capable de discriminer les bruits, de faire la part des choses entre le son ambiant, les dialogues et la musique. Souvent on a accusé le cinéma parlant de s'être imposé au détriment d'une certaine qualité générale de mise en scène et de photographie, mais ce film n'en est pas un bon exemple. L'action et le mouvement restent au cœur du film, les dialogues ne font qu'accompagner l'ensemble.
The Big Trail est bien sûr aussi le premier film de John Wayne, tout jeunot, en éclaireur ami des indiens. Même si ces indiens constituent effectivement une menace dans le film (avec chariots mis en cercle défensif comme dans Lucky Luke), le personnage joué par le futur Duke défend leur mode de vie, allant jusqu'à déclarer qu'ils lui ont tout appris. Encore une fois, la légende d'un western pré "Flèche brisée" qui serait farouchement anti-indien en prend un coup. John Wayne n'a pas encore cette aura, ce regard à la fois mélancolique, ni sa démarche si particulière qui feront sa renommée. Il a par contre déjà cette fâcheuse tendance à déclamer des tirades interminables devant les dames, et de fait, il n'irradie pas encore l'écran. J'ai beaucoup plus remarqué le jeu des méchants, Tyrone Power Sr. en tête, avec sa stature énorme et sa dentition effroyable qui fera douter n'importe qui qu'il ait pu être le père de l'élégant Tyrone Power. A la fin, la petite histoire classique de la vengeance westernienne rejoint la Grande, comme dans les meilleurs films du genre, comme dans La Chevauchée Fantastique, qui, neuf ans plus tard assoira définitivement la réputation du Duke. Un classique à voir absolument!  

dimanche 17 janvier 2016

Les huit salopards



Ce film m'a saoulé avant même d'être sorti. Parce que son scénario avait "fuité" malencontreusement et que sa majesté Tarantino s'en était offusquée! Parce que le film lui-même avait fuité malencontreusement avant sa sortie et que les auteurs de la fuite se sont platement excusé, comme si pirater Death Cop 9 n'était pas grave, mais que pirater Tarantino était une faute morale impardonnable. Parce qu'il y a le mot huit dedans et que c'est le huitième film de Tarantino, et qu'il y aura des gens pour trouver ça intelligent. Parce que dans Première, Tarantino, dit que oui, il considère bien les deux Kill Bill comme un seul film mais qu'il s'est débrouillé pour nous faire payer deux fois niark niark. Parce que dans Première encore, il concède qu'il passe beaucoup de temps à revoir sa propre filmographie. 
Les 8 salopards commence très bien avec ce christ en bois sous la neige. Tarantino a beau être imbu de sa propre personne, on ne peut pas lui dénier une certaine efficacité dans le pastiche. Manque de bol, il nous étale à nouveau son egomania en nous rappelant dans le générique qu'il s'agit là de son huitième film. Comme si notre vie cinéphilique devait être suspendue à son décompte filmique, comme si on devait se résigner à être bientôt orphelins, le gars étant supposé s'arrêter à dix films (mais on sait tous qu'il n'en fera rien). Un réalisateur qui gâche un générique de Morricone en nous jetant son CV à la face n'a rien compris aux films de Sergio Leone.
Et pourtant putain il a toutes les compétences, toute la maestria, toute la technicité pour faire au moins aussi bien. Tout est là: des trognes impayables, des décors bien choisis, des détails bien sentis, des manteaux de fourrure énormes, de l'action à la pelle, une musique de Morricone plutôt efficace et qui a le bon goût de ne pas se pasticher elle-même. Tous les détails sont soignés. Peut-être même un peu trop. Il filme son truc en PanaVision Super 70, ou un truc du genre, pour rendre hommage. Il écrit le titre en grosses lettres rouges pour faire comme si. Il étire l'action au point que le temps du film est plus court que le film lui même, comme dans un manga. Ses personnages parlent, et quand ils parlent, ils parlent beaucoup. Pourtant Clint Eastwood avait sabré les dialogues de l'homme sans nom, et quand on tire on raconte pas sa vie, tout le monde le sait. Ce n'est pas grave. C'est son style à lui. C'était super efficace comme élément distanciateur dans Pulp Fiction et Jackie Brown. C'était super efficace comme élément de pure terreur croissante dans les Basterds. C'est juste un gimmick qui sent le réchauffé dans ses deux westerns. On n'en peut plus des discussions sur le ragoût qui démarrent comme une discussion anodine mais qui se révèlent cruciale au niveau de l'intrigue. On n'en peut plus des digressions à rallonge et des questions/exclamations reformulées quatre fois de suite pour produire un effet comique. Yo Bro, faudrait changer de disque! 
Faudrait aussi pondre un vrai scénario avec de vrais morceaux d'humanité dedans et pas juste des morceaux d'humains qui éclaboussent cette pauvre Jennifer Jason Leigh! Quand on voit le film, plus qu'au Grand Silence, on pense tout de suite à Priez les morts, tuez les vivants, et Condenados a vivir: même atmosphère oppressante, mêmes éléments déchaînés, même personnages inquiétants. Sauf qu'on le sait depuis le début que ce sont tous des salopards qui ont tous des trucs à cacher et que ça va mal tourner! Alors le problème c'est que du coup on s'en fout! Sachant qu'on sait que personne n'est celui qu'il prétend être et que tout ça va se retourner à grands renforts de coups de théâtre d'ici la fin, on n'essaye plus trop de suivre. On écoute vaguement les dialogues, on attend l'hémoglobine, on écoute les dialogues, on attend l'hémoglobine etc. Rien d'humain ne ressort, à part peut-être le personnage de Samuel L. Jackson et sa lettre de Lincoln, le seul qui acquiert peut-être une sorte de profondeur... Et encore, rien à voir avec Cheyenne ou Gil dans Il était une fois dans l'Ouest, le film pourtant le plus désincarné, le plus "pastiche" de Leone. Non là, Tarantino fait vraiment un exercice de style, mécanique mais brillant, brillant mais mécanique. Ni compassion, ni haine, ni désespoir, ni pitié ne transparaissent des personnages.
Autre problème, son casting "Tarantino All Stars" qui a fait saliver les fans des mois à l'avance, a pris un sacré coup de vieux. Le Colonel Mortimer déjà semblait s'excuser d'être encore vivant dans Et Pour Quelques Dollars de Plus. Ici on a au moins quatre vieillards qui racontent leurs souvenirs de guerre autour d'un feu, avec en plus un cinquième très très vieux. Je n'ai rien contre les vieux (surtout quand l'un d'eux est assez vieux pour avoir tué John Wayne!), mais là ça manque quand même un peu de crédibilité dans un western, qui au niveau pyramide des âges n'est en général pas tendre avec le troisième âge. Si Kurt Russell et Samuel L. Jackson, engoncés dans leurs énormes manteaux et vareuses font illusions au niveau force physique, ils ne peuvent cacher, dans les gros plans, qu'ils devraient être à la retraite depuis longtemps. Et si Tim Roth tient parfaitement la forme, c'est vraiment Michael Madsen qui fait le plus de peine, à l'étroit dans son costume, pas inquiétant pour deux sous, le cou gonflé comme Jabba le Hutt. Heureusement, pour contrebalancer, Tarantino ne filme pas les femmes comme la plupart des autres (c'est à dire comme des objets sexuels), et je trouve son choix de Jennifer Jason Leigh, 53 ans, pour interpréter l'élément féminin de la bande, assez osé. Ce qui me gêne, c'est le traitement de la violence chez elle, constamment battue, elle "prend cher" comme on dit. Ce n'est pas du tout incohérent sur un plan purement scénaristique d'ailleurs, et il n'est pas invraisemblable non plus que - en femme forte habituée à la vie dure - elle encaisse plutôt bien les coups. Mais ici, elle encaisse les coups avec un tel flegme et un tel aplomb que chaque coup qu'elle prend, chaque mésaventure gore devient un motif comique, ce qui n'est pas, j'imagine, l'idée que Tarantino cherchait à faire passer à l'origine. 
Au fur et à mesure que les minutes s'égrainent, toutes ces considérations sont de toute façon noyées sous un déluge de vomi, de sang et de cervelle. C'est efficace, c'est distrayant, c'est très bien foutu et finalement c'est déjà beaucoup, quoiqu'un peu long. Peu s'en sortent, sinon aucun. Me vient alors en tête une incohérence scénaristique que beaucoup ont dû voir/commenter/réfuter (mais je n'ai pas le courage d'aller vérifier) et qui m'est apparue dès la sortie de la salle. [Gâchage]: quand les quatre compères arrivent au relais, ils trouvent là une diligence arrivée avant eux. Le personnage joué par Kurt Russell est super parano, celui joué par Samuel L. Jackson est super méfiant. Comment ne sont-ils pas étonnés par l'absence du cocher de la première diligence? Ils interrogent tout le monde, remarquent un bonbon coincé dans une latte ou qu'un ragoût n'a pas le goût qu'il devrait avoir, mais ils ne remarquent pas qu'il manque le cocher de la première diligence? Unlikely! [\Gâchage] 
En résumé, la critique de ce huitième chef d'oeuvre de Tarantino est la même que pour le dernier Star Wars: ce n'est pas un mauvais Tarantino, mais ça reste un Tarantino.