dimanche 9 février 2025

Critique "le bon la brute et le truand" - 1968

 


Voici une critique du western italien Le bon la brute et le truand parue en Mai 1968 dans le numéro 126 de la revue "Cinéma 68". La critique est signée Guy Braucourt.


LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND

AVANTI LEONE !

Nous avons dit suffisamment de mal dans ces pages des pseudo-westerns à l’italienne (le plus souvent en les ignorant : au rythme d’une demi-douzaine sortant chaque mois sur les écrans parisiens, c’eût été de la place gâchée !), nous avons suffisamment rejeté le principe même du genre (faux, paresseux, nuisible au cinéma transalpin sauf bien sûr sur le plan commercial), pour reconnaître, puisque l’occasion s’en présente avec le dernier film de Sergio Leone, que le western made in Italia peut aboutir à une oeuvre accomplie, digne d’estime, constituant assurément le chef-d’œuvre du western non américain, valant mieux en tout cas que 90 % de la production hollywoodienne des dernières années (les réussites se comptant sur les doigts d’une seule main : Les Professionnels, El Dorado, Violence à Jéricho, The Shooting, présenté à la semaine de "Positif").

Au départ, un schéma très simple : trois hommes, tous un peu truands quoiqu'en dise un titre ironique, lancés sur la piste d’un fabuleux trésor. Trois tout aussi simples questions permettant de tenir le spectateur sous tension deux heures quarante durant : où, comment, qui. Et en ce qui concerne le décor, l’ambiance, les interprètes, pas de problèmes : on prend les mêmes et on recommence. Il y a donc les paysages familiers des Pouilles, les variations musicales guillerettes de Ennio Morricone sur le thème du premier volet de la trilogie léonienne (1), l’impassibilité « distanciatrice » (ou distanciée ?) de Clint Eastwood à qui l’on adjoint de nouveau l’étonnant faciès de Lee Van Cleef tout en faisant prendre du service à un troisième larron, l’Américain Eli Wallach chargé d’animer un peu l’action que le lymphatisme eastwoodien risquait fort de paralyser. Le ton, les effets, les tics sont les mêmes, eux aussi selon le principe d’une recette qui a fait ses preuves : violence exacerbée et sadisme triomphant, gros plans agressifs, gueules grimaçantes, lenteur étudiée jusqu’à l’exaspération pour appuyer quelques secondes explosives.

Pourtant, ce qui était dans les précédents (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus), contrefaçon grossière et trucage pénible (démarquage d’un genre importé plus inspiration inavouée de films de Kurosawa), éléments purement extérieurs et facilités spectaculaires, devient ici style d’auteur – ou quasiment – mode d’expression d’un univers personnel. Point de héros, point de causes nobles, point de « bons » dans cet univers impitoyable : seulement des débrouillards, des crapules sans scrupules qui se livrent une guerre privée dans le cadre d’une guerre nationale (Sécession) qu’ils ignorent, qui ne les concerne que dans la mesure où elle facilite ou gêne leurs petites affaires.

Dès lors, le parti pris de réalisme sordide, de vulgarité photographique, les tics, les trucs et les trognes sont pleinement justifiés : comme disait à peu près Godard, le gros plan est aussi affaire de morale. Et ces masques qui suent l’avidité, la violence, le sadisme, la peur, ces faces trop humaines, ce sont celles d’hommes vidés de tout héroïsme "de cinéma", de tout romantisme pseudo-historique ("ils étaient bons, ils étaient forts, ils étaient grands : ils ont fait l’Ouest" dit la légende). Le latin et méditerranéen Leone retrouve d’ailleurs dans son film le ton et la "morale" d’une genre littéraire spécifiquement latin (espagnol plus précisément) : le roman picaresque. Le Bon, la Brute et le Truand apparaît comme une épopée comique picaresque avec son étourdissante succession d'épreuves qui n’ont pour but que de mettre en valeur l’ingéniosité de ses "picaros" (des coquins), avec son naturalisme pittoresque, ses gags-combines qui sont autant de manifestations de la débrouillardise du "héros" (le prisonnier attaché par une chaîne au poignet de son gardien assommé, la brise en le plaçant sur un rail au passage d’un train), l’aptitude de personnages ni tout à fait bons ni tout à fait méchants, à s’en sortir par tous les moyens, au-delà de toute morale, mais en forçant toujours notre sympathie...

L’originalité profonde de Leone (tout au moins, répétons-le, dans son dernier film) tient non seulement à sa manière de pousser les outrances jusqu’au pur délire, vidant ainsi les situations dramatiques de leur potentiel tragique (le face à face de quatre individus à mine patibulaire dans la première séquence, filmé comme les traditionnels règlements de comptes mais qui débouche sur l’agression grotesquement ratée d’un cinquième homme en train de manger ; le périlleux équilibre du truand sur la croix d’une tombe et au bout d’une corde), mais surtout et inversement à réussir par un humour macabre à peine soutenable à re-dramatiser la farce (la combine du chasseur de primes et du candidat à la pendaison : drôle et sans danger car le tireur vise bien, mais que survienne un importun et le complice confiant reste accroché à sa corde ; dans le camp nordiste, l’orchestre de prisonniers qui crée l’ambiance et couvre les cris pendant qu’on torture – référence évidente aux camps de concentration nazis avec leurs orchestres juifs ; le capitaine alcoolique de l’armée nordiste qui ne rêve que de détruire le pont qu’il est chargé de défendre).

Ajoutons à cela pour faire bonne mesure des gags de "cartoons" : le pistolet gardé dans le bain, les nordistes pris de loin pour des sudistes tant leur uniforme bleu est couvert de poussière...

Non, vraiment, aucune raison de bouder ce western (qui aurait sans doute gagné à être moins étiré, et aurait vu son efficacité encore accrue sur deux heures de durée) ! La voie du Nouveau Monde est à présent ouverte à Leone qui va tourner aux Etats-Unis son prochain film. On attend avec intérêt et curiosité le résultat de ce mouvement d’import-export culturel avec retour à l’envoyeur...

Guy Braucourt

(1) Mais qu’on ne s’y trompe pas : Morricone n’est pas seulement le compositeur des Dollars, des Ringo et autres Ecossais au Texas. Quelques films italiens de marque lui doivent leur exceptionnelle réussite musicale : Prima Della Rivoluzione, Pugni in Tasca, Uccellacci e Uccellini. Excusez du peu !

IL BUONO, IL BRUTTO E IL CATTIVO
Italie : 1967.
Réalisation : Sergio Leone.
Scénario et dialogues : Age, Scarpelli, Luciano Vincenzoni et Sergio Leone.
Prises de vues : Tonino delli Colli.
Musique : Ennio Morricone.
Interprétation : Clint Eastwood, Eli Wallach, Lee Van Cleef, Mario Brega, Aldo Giuffre, Livio Lorenzon, Luigi Pistilli, Enzo Petito, John Bartha.
Techniscope - Technicolor.

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